Je suis personne » C'est notre histoire à nous, nos pensées, notre vie.

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Ce matin là…

C’est un samedi matin de fin de printemps. Le calendrier affiche début juin peut-être. Sûrement, plutôt. Elles’en souvient encore aujourd’hui. Elle s’en souvient précisément, de ce matin. Dans une semaine, elle aura 31 ans. L’air est doux, le soleil joue timidement avec la vitre, le ciel finit de rosir alors que le jour se lève. Elle essaye de sentir l’air qui filtre par l’entrebâillement de sa fenêtre sans quitter son lit, elle n’en a pas envie. Elle a tout prévu : le verre d’eau se trouve à portée de main, ainsi que le deuxième cachet, le premier elle l’a pris quelques jours plus tôt sous l’oeil attentif du gynéco. Pas si attentif d’ailleurs, car sinon il se serait inquiété qu’elle en soit à sa deuxième interruption en un laps de temps si court. Elle ferme les yeux, elle sait ce qui l’attend. Le souvenir en est encore frais. La petite âme a à peine eu le temps de faire quelques tours de pâtés de maisons que déjà, elle a voulu se réincarner. Mais elle, elle n’est toujours pas prête. Ni lui d’ailleurs, contrairement à ses dires, ni eux deux, ensemble. Sinon, lorsqu’elle lui a annoncé la nouvelle au milieu de la nuit le lundi d’avant, il l’aurait serrée dans ses bras, lui aurait caressé les cheveux en les emmêlant un peu, se serait levé pour aller leur faire deux cafés, peu importe l’heure tardive, c’est important qu’on en parle, non?, et l’aurait rassurée. Mais cela n’est jamais arrivé, elle les aurait aimés pourtant ces mots, ces gestes, peut-être même, l’aurait-elle alors gardé, ou, au moins, cela aurait signifié beaucoup pour elle : sa maturité à lui, son engagement profond, leur maturité à eux. Mais toute porte à croire que même en une fin de printemps, il est des fruits qui ne mûrissent jamais.

« Est-ce que quelqu’un sera à vos côtés lors de la deuxième prise ? Il ne faut pas que vous soyez seule, il y a un risque infime d’hémorragie et potentiellement des douleurs assez handicapantes lors de l’expulsion. » Tout ça, elle le sait déjà. Alors, même si elle sait aussi qu’il n’annulera pas son week-end avec ses amies pour demeurer avec elle, elle ment au médecin. Elle n’a pas envie de demander à quelqu’un d’autre d’être présent ce jour-là. C’est lui seul qu’elle souhaitait. Elle préfère ressentir le vertige cruel de l’absence, l’éprouver jusqu’au plus profond d’elle-même, et se retrouver face à ses doutes, ses peurs, son manque de courage. Elle veut graver en son corps la tristesse, la colère, frissonner en pressentant la langue râpeuse de l’abandon, sentir son for intérieur faiblir puis se raffermir, car elle sait que c’est ainsi l’ultime moyen qu’il n’y ait pas une troisième fois. Qu’elle trouvera en elle l’élan,les ressources nécessaires pour mettre un terme à cette relation qui n’en est pas vraiment une, car ce n’est à l’espace de temps où deux têtes se croisent sur un oreiller que l’on mesure la véracité et la légitimité d’une relation.

« Le respect et l’écoute », souffle-t-elle en glissant le cachet sous sa langue comme s’il s’agissait d’un mets sacré ou doté d’un quelconque pouvoir et alors qu’elle le sent se dissoudre, c’est un peu d’elle qui s’échappe l’espace d’un instant. Elle pose la main sur son ventre, elle aurait aimé que ce soit la sienne, chaude, douce et ferme. Les pensées affluent, le flux accourt, son souffle se fait plus court, et quand les premières contractions surviennent,c’est ce qui l’empêchait de retrouver sa mobilité intérieure qu’elle expulse. Avec une infinie tendresse, pour la première fois, elle se considère. Elle se parle à travers elle, cette petite âme et la remercie, lui demande pardon aussi. Elle la remercie de lui donner la force et le courage d’ouvrir les yeux sur ce qu’on est capable d’accepter quand on n’a pas confiance. Ces choses sans drame ni ostentation, presque invisibles, qui, comme autant d’aiguilles aussi insidieuses qu’insignifiantes, dessinent de toutes petites brèches en l’estime que l’on devrait se porter mais ne se porte pas. Elle ne savait pas que l’on pouvait se sentir aussi seule quand on a choisi d’être deux. Mais elle avait oublié que l’on pouvait se sentir aussi forte d’être une.

A toi, âme amie, tu n’as pas fait de moi une mère ce jour-là, mais tu as fait de moi la femme de ma vie.

– Géraldine